Ronde de Vègre
A mon père, aux roues de bois des charrons.
A mes fils, à leurs petits moulins de noisetiers, aux cerceaux roulés des enfants d'Ethiopie.
A l'imagier inconnu de l'église, à la roue de la fortune qu'il y a peinte à fresque.
Aux imagiers de Lhassa, à leurs mandalas que le souffle emporte.
Il semblait reposer là, vieillard assoupi, recroquevillé sous ses lianes de vigne vierge et de chèvrefeuille. Une ogive de roussard ocre brune encadrant la porte basse laissait présumer son grand âge. La vie l'avait oublié et les derniers rayons de l'automne ne parvenaient plus à réchauffer les pierres éjointées de son perron.
De sa roue à aubes, il ne restait que l'arbre, énorme tronc boisu transperçant son pignon, tel un épieu qui l'aurait touché au coeur. A l'intérieur, les engrenages pourtant comme préservés des années, restaient immobiles et sans voix, incapables d'entraîner les meules dont on pouvait encore apercevoir une paire, blafarde, au travers du plancher délabré de l'étage. Mais la meule courante avait rejoint la meule dormante dans son silence minéral et seuls quelques moineaux, piaffant sous les feuillages, troublaient cette quiétude d'autres siècles.
Un jour, le vieux moulin fut vendu...
Je pouvais heureusement lui continuer mes visites, accompagnant de temps à autre des groupes d'enfants en promenade, toujours étonnés en découvrant cet ancien édifice, comme venu de leurs livres d'histoire.
Ils admiraient le paysan du Moyen-Age dessiné à fresque dans l'église; portant la faucille à son blé mature. Je leurs disais l'épeautre, le sarrasin, le blé noir, à eux qui ne connaissaient que les corn flakes et le muesli quand on leur demandait des noms de céréales. Ils imaginaient alors le travail du meunier, chargeant et déchargeant de la charrette à hauteur du perron de pierre, ses sacs de grains et de farine, surveillant la vanne qui réglait le débit de l'eau afin de ne pas faire tourner trop rapidement les meules. Nous mimions la roue à aubes disparue et son mouvement circulaire que la Vègre poussait, inlassable...
Il y avait des jours pourtant où le grand cercle de bois devait s'arrêter, muet, immobile, semblable à un funambule en équilibre sur son fil aquatique. C'était dans les moments de crue, quand l'eau du bief d'aval se retrouvait au même niveau que l'amont. La Vègre, alors gonflée par les pluies hivernales, courait plus vite qu'un torrent, suçant de ses flots terreux les berges fragiles. Puis elle étendait ses longs cheveux humides sur les terres environnantes, les gorgeant de ses eaux minces et plates où se reflétait en un miroir, un ciel bas et lourd de nuages prêts à crever leurs grains d'eau.
Le moulin paraissait figé, seul récif de grès émergeant de la plaine d'eau qui l'enlaçait, le mouillant de toutes parts, pénétrant ses entrailles par la porte de roussard et léchant le pied des engrenages silencieux.
Je songeais alors au menier de ces temps anciens, qui habitait le moulin avec sa famille, contraint de se réfugier à l'étage, sans ouvrage, et ne pouvant même plus cuir son pain au four inondé.
Etait-il en colère quand la Vègre grondait de la sorte telle une furie, ou résigné, de cette humilité des gens simples, face au flux musclé qu'aucune force ne pouvait arrêter ? Connaissait-il les eaux coureuses qui descendaient bien au-delà de la Sarthe, se mêlant à celles, sombres et glacées de la Loire, pour aller, confiantes, s'abandonner dans les bras de l'océan ?
De cette Vègre volage, il comprenait qu'il ne fallait pas attendre la sûreté de son travail, et comme la roue de la fortune qu'un imagier avait peinte à l'ocre rouge sur le pignon de l'église, il savait qu'alterneraient de bons et de moins bons passages...
Et puis, doucement tiré de sa léthargie par ses nouveaux maîtres, le vieux moulin revenait à lui. Des effluves de bois coupé me rappelant la menuiserie de mon enfance, se mêlaient au chèvrefeuille. Le sifflement aigu de la scie répondait aux oiseaux effarouchés et des coups de marteau se mirent à résonner sur la colline.
A certaines de nos escapades, il ne nous fut plus possible de nous introduire dans la pénombre protectrice de ses murs : des cercles veinés entrecroisant des rayons de bois fauve s'étalaient sur toute la surface du sol... Dans le ventre du moulin se préparaient des jours nouveaux !
Alors nous attendîmes patiemment, heureux, émerveillés devant le travail qui s'exécutait, respectueux aussi, comme devant une femme grosse de la vie qu'elle porte et qui guette le moment joyeux.
Bientôt, bientôt...
Elle était là, debout, dressée, imposante de toute sa rondeur, fièrement chevillée à son arbre, et rayonnante de ses aubes luisantes et neuves.
Le vieux moulin avait retrouvé sa roue ! Et avec elle, le mouvement de la vie faisait à nouveau vibrer ses entrailles de pierre. La Vègre doucement sautait de la vanne et abaissait une à une les pales, l'arbre grinçait sur son socle, accompagné par le cliquetis des engrenages, les dents de cormier se croisaient dans leur ronde perpétuelle.
Vu de l'aval, le grand cylindre bruissant nous dominait de toute sa hauteur, imposant, majestueux. Une multitude de gouttelettes d'eau, aspirées par le mouvement circulaire, s'élevait dans la transparence de l'azur, en défiance de toute loi de la pesenteur !
La pluie remontait au ciel...
Pensée affectueuse à ma mère pour son aide littéraire,
à mes filles pour leur enthousiasme,
à mon jardinier poète, sans qui rien ne pousserait.
Merci tout particulièrement aux nouveaux "meuniers" de Moulin-Neuf à qui nous devons cette renaissance.
Asnières-des-bords-de-Vègre,
I.C. Atelier du Jardin Bleu, le 20 janvier 1999.